

Ceci n'est pas un communiqué de presse. C'est une déclaration d'amour.
Ou de coup de foudre, appelez ça comme vous voudrez.
D'Élodie Frégé, je ne connaissais que la rumeur. Je savais vaguement
qu'elle avait remporté un télé-crochet, l'une de ces émissions que je
ne regarde jamais, que je n'ai jamais regardée, d'abord parce que je
n'ai pas que ça à faire, ensuite parce que je préserve ma réputation
de fan de rock (et le snobisme qui va avec). Il paraît même qu'Élodie
aurait remporté un machin appelé World Best, un super-télé-crochet
international. So what ? Je sais bien ce qui leur plaît : une jolie
voix, puissante de préférence, un joli visage, de la variété au mètre,
des arrangements formatés, des paroles tellement creuses qu'elle ferait
passer un carnet de poésie de CM1 pour du Rimbaud. On consomme,
on jette, on passe à autre chose.
Bon, d'accord, j'avais jeté une oreille sur son premier album. À cause
des photos. Pas celles de la pochette, trop fades, qui la montraient
façon blondasse-rêveuse-au-regard-plein-d'espoir (décidément, je
déteste les champions du marketing, ceux qui veulent à tout prix faire
entrer une personnalité dans le moule d'un cliché, aussi éculé soit-il). Plutôt les photos aperçues dans la presse,
qui la montraient rieuse, pimpante, coquine.
J'avais aussi été intrigué par la chanson Je te dis non, signée par
l'interprète, et par son clip réalisé par Catherine Breillat. Que la
réalisatrice de Romance et d'Anatomie de l'enfer se soit mise au> service de cette jeune femme ne manquait pas de surprendre.
J'avais aussi été sensible à sa voix. Avec le regret de la voir
desservie par une production sans relief et des chansons calibrées,
mais aussi avec l'intuition qu'elle pouvait se risquer à chanter des
choses plus audacieuses. Pour les accents soul perçus ça et là, je
l'imaginais adaptant Joss Stone ; pour les acrobaties, j'avais pensé à
Joni Mitchell pourquoi ne lui avait-on pas proposé de reprendre Help
Me, de l'album Court And Spark, ce titre où Joni appelle à l'aide parce qu'elle tombe amoureuse ?
Heureusement, ce premier album ne s'est pas vendu à un million
d'exemplaires. Heureusement, parce que l'artiste aurait été piégée.
D'y penser, elle cauchemarde : le public et la maison de disques
auraient exigé qu'elle refasse le même. Élodie aurait été malheureuse
et frustrée. Elle a d'autres choses à dire, d'autres univers à
> explorer ; il suffisait d'un déclic pour que ses envies se
concrétisent. Celui-ci eut lieu au gré d'une rencontre, lors d'un
concert de Florent Marchet. Sur scène, l'auteur du sensationnel
Gargilesse avait été rejoint ce soir-là par Benjamin Biolay, dont
Élodie avait aimé le non moins fameux Rose Kennedy. N'écoutant que son
culot, elle l'aborda, pour se rassurer. Eh oui : pas très sûre d'elle,
la belle Élodie : c'est ce manque de confiance en elle, cette profonde
et émouvante fragilité qui l'avait poussée, autrefois, encouragée par
ses proches, à se lancer le défi de participer au télé-crochet que
l'on sait, qui la motive et la fait avancer : elle voulait seulement
lui faire écouter ses compositions. Il a suffi d'une chanson, Je sais
jamais, pour le convaincre. Lui aussi a été séduit par la voix, qui lui a rappelé Carly SimonŠ et Joni Mitchell.
Et voici comment le plus gainsbourien de nos auteurs-compositeurs a
décidé de se lancer dans les arrangements et la production du deuxième
album, judicieusement intitulé Le Jeu des 7 erreurs ; nous avons en
effet quelques idées reçues à corriger avant d'aborder les quatorze
chansons qu'il contient. D'abord, il s'agit d'oublier d'où elle vient.
Elle cachait bien son jeu, comme elle dissimule son visage, sous sa
crinière blonde, sur la pochette de La Ceinture, premier extrait
envoyé aux médias. Élodie est une chanteuse folk, profondément
mélancolique, qui aurait voulu connaître la magie des sixties, d'où la
photo d'inspiration Françoise Hardy qui illustre son nouvel album.
Lorsqu'elle compose, elle ne peut se défaire c'est sa richesse des
années de guitare classique qui ont forgé son style : qui d'autre, en
France ou ailleurs, peut revendiquer l'influence du guitariste argentin Jorge Cardoso ?
Lorsque Élodie écrit, elle se cache derrière des mystères, profonds
comme les lagons fantasmes évoqués dans Les Rideaux : ses paupières
dont coulent les larmes du désespoir amoureux. Ces énigmatiques nuits
de journée (Je sais jamais), oblique référence à cet homme qu'elle ne
pouvait voir, en se cachant, qu'à la nuit tombéeŠ Son c¦ur a trinqué,
mais elle s'amuse, dans ses propres textes, à citer des classiques du
répertoire : dans Fous de rien, elle dit combien elle hait les
dimanches ; dans Douce vie, elle évoque la douce transe / cher pays de
mes errances autant de références / clins d'¦il qui montrent combien.
Élodie s'inscrit dans une vraie histoire, une belle tradition.
Benjamin Biolay a trouvé son Élodie Nelson : avant de lui écrire six
des chansons de ce Jeu des 7 erreurs, il l'a confessée, au point de la
connaître par c¦ur. Il s'est mis au service de ses blessures : la jeune
femme, dont la beauté et la féminité renversantes laisseraient
imaginer une vie amoureuse comblée et passionnée, a connu trop de
déboires. Naturellement attirée par les bad boys, elle a eu sa dose de
déceptions et de mauvais coups. Fleur bleue, mais lucide ; glamour et
perdue à la foisŠ D'où sa recherche du Prince Charmant, celui qui
n'est Pas là souventŠ D'où cette Ceinture au-dessus de laquelle rien ne
dureŠ D'où sa peur de l'amour, exprimée par les mots de Jacques
Lanzmann dans La Fidélité, vertu à laquelle elle ne croit pas encore.
D'où cette reprise inattendue du Velours des vierges, écrit par
Gainsbourg, créé par Jane Birkin en 1978, dont Élodie s'approprie le
bouleversant et cinglant désarroi, face à la cruauté des hommes, prêts
à tout pour avilir l'innocence. D'où ce duo qui donne son titre à
l'album et qui ne manquera pas de rappeler Bonnie And Clyde : Tu n'es
qu'un animal, rien qu'un homme, balance la chanteuse navrée par la
prévisibilité des mâles qui lui font du mal. D'où, encore, les
orchestrations sublimes : Benjamin s'est surpassé. Parce qu'Élodie le
mérite.
Une artiste est née. Loin du marketing, il est ici question d'élégance, de subtilité, de pure émotion.
D'une fille qui, au bord du précipice, n'hésite pas à sauter, parce qu'elle devine qu'au lieu de tomber, elle va s'envoler.
Je vous avais prévenus : une déclaration d'amour. Le coup de foudre est total. Vous aussi, vous succomberez.
Gilles Verlant